Chapitre 1

1-Le passant, la lettre.

Lundi 20 mars 1893, France au cœur d’une cité industrielle.

Le mois de mars touchait à sa fin. Le printemps approchait malgré la fraîcheur saisissante encore perceptible de ce début de soirée.

À peine sorti de mon bureau, emmitouflé dans mon épais manteau, je pressai le pas vers la Fée verte, le café en vogue du centre de la ville. Mes deux compères, Charles et Hubert m’y attendaient. J’avais hâte de partager avec eux un moment de détente.

Un léger sourire se dessina sur mes lèvres. Ces deux diables étaient déjà sûrement assis autour de notre table préférée, celle qui offre la plus large vue sur la place et surtout, les passantes.

Poursuivant mon chemin vers la rue des Halles, je ne pouvais cependant m’empêcher de ressasser les événements de cette journée qui m’avait parue interminable. Je venais tout juste d’achever la rédaction de mes derniers articles.

Le pays était endeuillé par la mort de Jules Ferry et le scandale de Panama alimentait toutes les discussions. On déplorait encore quelques victimes ces jours-ci dans les terribles attentats à Paris. La période de terreur que nous traversions offrait largement à elle seule un sujet prenant pour nos lecteurs.

L’actualité est un métier qui me passionne mais que j’arrive difficilement à mettre de côté. Penser à autre chose en retrouvant mes amis, voilà tout ce qui m’importait en cet instant. Je me prêtai à la rêverie au long de ma route.

La douce lueur du crépuscule, reflétée par les vitrines, transformait les flocons de neige naissants en milliers de confettis orangés venant déposer sur la chaussée un léger voile humide.

Les talons ferrés des chaussures des passants cliquaient et claquaient en un tempo désordonné sur les pavés de la rue produisant de courtes notes aiguës qui se répétaient en échos infinis sur les murs. Le trottoir composait une mélodie complexe dénuée de tout sens artistique à qui voulait l’entendre.

Des bribes de conversations, portées par une brise légère, s’envolaient, entrecoupées par quelques rires, achevant ainsi une œuvre arythmique unique et éphémère.

Quelques badauds, chassés par l’air vif, se résignaient à abandonner leurs flâneries. D’autres, croisant une de leurs connaissances, prenaient le temps de s’arrêter pour bavarder. On supposait que ceux-là ne s’étaient pas vus depuis quelque temps et qu’ils souhaitaient, à chacun leur tour, raconter la dernière histoire à la mode pourvu qu’ils en aient la primeur ou l’avantage.

Au milieu de cette foule grossissante, alors que je m’approchai de la place des Halles, une voix retentit derrière moi, haute, métallique, et si criarde qu’elle me tira brusquement de mes pensées :

— Monsieur, monsieur… hé… monsieur !

Surpris par cette interpellation je me retournai et aperçu un homme essoufflé courant vers moi.

— Ah ! bonsoir… enfin, je vous retrouve me dit-il d’une voix haletante mais soulagée.

— Bonsoir. Vous m’avez retrouvé ? lui répondis-je étonné.

— Oh, rien de grave. Vous avez perdu vos clefs il y a bien cinq minutes tout en haut de la rue. J’ai essayé de vous rattraper mais, vous aviez disparu dans la foule. Heureusement vous êtes là.

Il tapota une de ses poches, y plongea sa main, puis en sortit un trousseau de clefs, le mien, qu’il me tendit d’un air réjoui. Je lui dis :

— Je vous remercie pour votre bienveillance. C’est très aimable à vous.

— Vous marchiez d’un pas si décidé, c’est qu’il faut vous suivre… je vous ai vu le perdre, puis vous vous êtes évaporé subitement. Enfin le principal c’est que vous l’ayez récupéré.

— Eh bien ! j’aurai été fort embarrassé en rentrant chez moi. Comment pourrais-je vous remercier ? je vais à la Fée verte, voulez-vous vous joindre à moi ?

— Oh non, non, c’est gentil de votre part mais, je suis vraiment pressé, me lança-t-il en s’éloignant.

Soudain, il s’arrêta, puis revint brusquement vers moi.

— Avec tout ça j’allais oublier la mission que l’on m’a confiée, me lança-t-il.

— Une mission ?

— Oui ! Voyez-vous ? j’ai perdu un peu de temps avec vos clefs. Vous pourriez peut-être me rendre un petit service.

— Un service ? mais que puis-je faire pour vous ?

— Bien, voilà, apparemment vous vous rendez au centre-ville, hein ?

— Précisément, et en quoi puis-je vous être utile ?

— Connaissez-vous monsieur de Fondveaud ?

Je l’avais aperçu quelques fois lors de réunions publiques, sans plus. Cet homme, propriétaire terrien, avait investi une part de sa fortune dans une manufacture de porcelaine par amour de l’art, mais, aussi, celui des affaires. Bien qu’il ne fût pas issu de la noblesse, tout le monde le surnommait le baron, probablement à cause de sa particule. Son entourage s’accordait à dire que cela l’amusait beaucoup.

Réputé généreux et humain c’était une personne appréciée et respectée. Je répondis :

— Oui, bien sûr, qui ne le connaît pas ici… mais pourquoi cette question ?

— Voilà, j’ai croisé une femme, une dame devrais-je dire, ce matin vers la gare. Elle m’a demandé si je pouvais porter une lettre à ce monsieur. Elle paraissait pressée, et j’ai bien vu à son regard que quelque chose la dérangeait. Enfin, elle m’a dit que c’était important, qu’elle ne pouvait pas la remettre elle-même.

Je voyais que cet homme était gêné, il poursuivit :

— Elle avait l’air plutôt tracassée, alors, j’ai accepté de lui rendre ce service. Elle m’a confié cette lettre, mais je ne pourrais la remettre que demain. J’ai encore beaucoup à faire avant la tombée de la nuit. Je dois filer au presbytère de Sainte–Eugénie pour me rendre auprès du prêtre, le père Muraux, avant qu’il ne dîne à dix-neuf heures. Il m’attend pour discuter d’une commande de bois qui traîne, et voilà, j’ai donné ma parole à cette femme comprenez-vous, mais… bon… comme cela semble urgent, peut-être pourriez-vous porter ce billet à ma place et le remettre en main propre au baron ? il réside au vingt-sept, rue Porte Jaune, un peu plus bas après le boulevard.

— Oui, je vois bien cette demeure. Bon, un service en vaut un autre. Et-bien confiez-moi cette lettre, je vais m’en charger.

— Ah ! merci monsieur, si vous saviez comme cela m’oblige.

Il me remit une petite enveloppe bleue, cachetée de cire rouge et frappée des initiales « A. D. G. », sur laquelle était écrit à l’encre violette : Monsieur Alfred de Fondveaud, puis il repartit aussitôt.

Intrigué, j’imaginais qu’il s’agissait peut-être là d’une correspondance secrète ou encore d’un billet doux, un de ceux qu’une femme échange avec un ami. C’était pratiquement sur mon chemin et j’avais la soirée devant moi.

Je ne fis qu’un léger détour vers la rue Porte Jaune. Au vingt-sept, une boite aux lettres, une inscription en caractères dorés : Alfred de Fondveaud, j’y étais.

Tout en frappant à la lourde porte, je consultai ma montre : dix-huit heures trente-cinq. En très peu de temps un homme, la tête haute et dégarnie, vint m’ouvrir. L’air guindé dans sa tenue de majordome, il me demanda tout en me détaillant de bas en haut :

— Bonsoir monsieur, qui dois-je annoncer ? êtes-vous attendu ?

— Bonsoir, Julien Dancourt, je suis journaliste au Crépuscule, et j’ai juste… Il m’interrompit :

— Ah, mais il est déjà tard jeune homme, vous désirez sans doute vous entretenir avec Monsieur pour un article ?

— Non, aucunement pour un entretien, je dois lui remettre un billet qui lui est adressé.

— Ah, eh bien, donnez-le-moi, je m’en chargerai personnellement.

— C’est-à-dire que… je préférerais le confier moi-même si cela ne vous dérange pas voyez-vous ?

— Bon, très bien, alors je vais lui demander s’il peut vous recevoir. Patientez quelques instants je vous prie.

Je n’avais jamais pénétré dans cet hôtel particulier. En entrant, je fus ébloui par un large vestibule bien éclairé. Ma première impression de la bâtisse fût celle d’un intérieur particulièrement raffiné.

Plusieurs statues de marbre apportaient une touche impériale à cette entrée luxueuse. Des lampes, savamment posées sur des guéridons, éclairaient judicieusement quelques toiles de maîtres offrant des scènes champêtres d’une beauté saisissante.

Ornant le mur de gauche, des assiettes de porcelaine décorées à la main, s’alignaient suspendues à hauteur d’homme.

Au fond, une sombre porte en chêne massif donnait accès à l’intérieur de la demeure.

De chaque côté, des cupidons en gardaient symboliquement l’accès. Les flèches de ces sentinelles de l’amour semblaient viser le cœur du visiteur. Leur faisant face, un gigantesque miroir venait agrandir harmonieusement la pièce en trompe-l’œil. Sur le haut plafond une fresque, riche en couleurs, représentait une chasse à courre.

Cette vaste entrée, chargée d’histoire, donnait le ton d’un intérieur riche et noble où le temps semblait figé dans le passé.

Peu de temps après le majordome revint vers moi en m’invitant à le suivre au salon.

En entrant, je vis le baron de dos, vêtu d’une robe de chambre sombre, un tisonnier à la main, tourné vers une cheminée où le feu crépitait ardemment. Alors que je m’approchai pour le saluer il se retourna, le visage rond, l’œil pétillant. Sa pipe coincée entre les dents laissait s’échapper d’abondantes volutes autour de lui, dégageant une douce odeur caractéristique de pain d’épices mêlée à des senteurs de miel. Il tira une dernière bouffée de son brûle-gueule puis s’adressa à moi avec un sourire bienveillant :

— Bonsoir jeune homme. Julien Dancourt donc, n’est-ce pas ? je lis parfois vos articles dans le Crépuscule. J’apprécie votre style, neutre, objectif, j’avoue que vous avez du talent.

— Bonsoir monsieur. Oh, rien d’extraordinaire, voyez-vous ? Je prends mon métier à cœur et j’espère le faire au mieux en effet. Je vous remercie de prendre le temps de me recevoir.

— Mon domestique m’a indiqué que vous avez une lettre qui m’est adressée ?

— Oui, effectivement. Je me rendais à la Fée verte et en chemin une personne me l’a confiée pour que je vous la remette en main propre.

Je sortis la lettre de ma poche et la lui tendis.

— Tenez monsieur, voici.

Il la saisit, la détailla puis me dit :

— Comme c’est curieux. Asseyez-vous donc, prenez place et mettez-vous à l’aise. Voulez-vous un verre le temps que j’en prenne connaissance ?

— Je ne voudrais pas vous déranger monsieur, je suis attendu, mais ce n’est pas de refus.

— Voulez-vous un peu de vin ?

— Avec plaisir.

Je retirai mon manteau, le majordome m’en débarrassa aussitôt, puis je pris place dans un large fauteuil damassé.

Le baron fit un signe au domestique qui, rapidement se dirigea vers un buffet. Il revint vers nous tenant habilement dans ses mains gantées une bouteille de vin cuit et deux verres de cristal qu’il remplit après les avoir délicatement posés sur la table basse en merisier laqué qui se trouvait devant moi. Je reconnus un Banyuls, un des vins parmi les plus réputés du sud de la France.

Après que nous eûmes cordialement trinqué, le notable prit longuement connaissance de la lettre. Un silence pesant se fît ressentir. Une fois sa lecture terminée, l’air intrigué, il s’adressa de nouveau à moi :

— Avez-vous des précisions sur cette lettre ? qui vous l’a remise exactement ?

Je lui répondis que je n’avais que peu d’éléments à ce sujet. Je ne connaissais absolument pas la personne qui me l’avait confiée. Il la tenait d’une femme, rencontrée le matin même. Il était pressé de se rendre à un rendez-vous avec le prêtre pour une livraison de bois, et voilà tout. Monsieur de Fondveaud poursuivit :

— C’est étrange… je… je dois vous informer de son contenu.

Il resta muet quelques secondes, les yeux dans le vide, puis me lut la lettre d’un air grave :

« Très cher ami,
Comme vous le savez, nos conversations peuvent comporter des risques tant que cette affaire n’est pas résolue. Bien qu’il ne soit pas dans mes habitudes de procéder de la sorte, au regard de l’importance et l’urgence de notre affaire, je n’ai trouvé que ce moyen de communication pour vous présenter et vous recommander la personne qui vous remet ce billet à l’instant présent.
Cet homme possède les qualités nécessaires pour percer le mystère qui nous dérange autant que nos amis depuis ces derniers mois. Il nous sera d’une aide précieuse car, doté d’une expérience sans conteste, il saura rapidement démasquer le coupable de ces actes calomnieux. Considérez ce choix comme important et judicieux.
Il vous appartient de l’informer au mieux des risques auxquels il s’expose dans la résolution de cette énigme. Faites-lui part des éléments en votre possession.
Votre bien dévouée Arlette. »

Abasourdi par ce que je venais d’entendre, je restai sans voix, stupéfait. Cette femme souhaitait m’impliquer dans je ne sais quoi d’obscur. Monsieur de Fondveaud paraissait tout autant surpris et j’attendais impatiemment qu’il me donne des explications précises sur cette affaire.

Nous échangeâmes un bref regard. Qui était cette Arlette, quel rapport avais-je avec elle, et quelle était cette histoire si dérangeante ?

— Je ne comprends absolument rien à tout ça, osais-je lui dire. Qui est cette femme, votre amie, et quel est donc ce problème qui vous préoccupe tant ? de quoi s’agit-il précisément ?

Les sourcils froncés, monsieur de Fondveaud semblait ennuyé et nerveux. Le regard pensif il s’assit face à moi, nous servit un verre à nouveau puis reprit la parole :

— Il s’agit là d’un sujet grave et très délicat. Je suis embarrassé voyez-vous ? Arlette est une de mes amies, si ce n’est ma meilleure amie. Je dois vous avouer que nous sommes très liés par une affaire qui nous perturbe et nous inquiète à propos de quelques-unes de nos relations. Je ne sais par où commencer. Avant tout, je vous avoue que j’éprouve une certaine réticence à tout vous détailler de but en blanc. Il poursuivit :

J’ai un doute, cependant, je comprends que vous souhaitiez en savoir plus. Arlette a pensé me faire parvenir cette lettre par votre intermédiaire, soit, mais que dire ? a-t-elle voulu que je vous rencontre ou bien est-ce la personne qui vous a remis ce billet aujourd’hui ? êtes-vous vraiment concerné ?

Le baron soulevait la vraie question. Qui aurait dû lui remettre cette lettre. L’inconnu que j’avais rencontré ou bien moi ? une aide, oui mais, de quelle sorte ? En me levant machinalement de mon fauteuil je lui lançai :

— Monsieur, si vous étiez à ma place en ce moment, vous conviendriez aisément que tout ceci est fort étrange. Qui plus est, je ne sais pas de quoi il s’agit. Je ne peux vous aider en aucune sorte.

Le baron, se voulant rassurant, me révéla :

— Et-bien voilà, quelques-uns de nos amis sont victimes d’un maître chanteur. Nous sommes impuissants depuis plusieurs mois à tenter de le démasquer. Nous ne savons pas comment il procède pour obtenir ses informations et, pire, nous pensons que certaines de ces affaires ne sont peut-être pas liées entre elles. Par crainte également, nous ne pouvons pas en parler aux gendarmes. Écoutez, mon amie est difficilement joignable pour les raisons que je vous ai évoquées, aussi, si vous acceptez, nous irons discrètement lui rendre visite. Nous obtiendrons certainement d’elle des explications claires. Qu’en pensez-vous ?

— Voilà une bonne idée monsieur, nous serons ainsi fixés. Habite-t-elle loin d’ici ?

— Elle réside au domaine de La Gaillardière. Je pourrais vous y conduire si vous acceptez, c’est à trente minutes à l’ouest de la ville. Et vous, où demeurez-vous ?

— Je vis au seize de la rue Blanchet, au premier étage.

— Je vois, oui. Passez demain à la même heure et nous en rediscuterons.

— Oui, c’est parfait. En attendant, de mon côté, je vais tenter de retrouver la personne qui m’a remis cette lettre, je sais qu’elle était attendue chez le curé.

Monsieur de Fondveaud appela son domestique pour qu’il me rende mon manteau puis le congédia pour la soirée. Ce dernier partit en nous saluant.

Après quelques minutes de discussion le baron me raccompagna à la porte. Je le saluai.

Je quittai sa demeure, pressé de rejoindre mes amis. Cette mystérieuse Arlette, aurait-elle manigancé toute cette histoire et provoqué cette rencontre dans un but précis ? Était-ce l’homme qui m’avait remis cette lettre qui aurait dû être à ma place en face de ce monsieur ? Je devais le retrouver pour le savoir.

La nuit était déjà tombée. En poursuivant mon chemin, je rêvassais devant des vapeurs blanchâtres qui s’échappaient d’une large bouche de fonte brunie par le temps. Ce fin brouillard formait un halo lumineux, et, tout en s’élevant vers les réverbères, il dessinait d’étranges personnages semblant les transformer en spectres. Cette curieuse farandole traversait mon subconscient pour s’effacer aussitôt.

Je levai les yeux. Un peu plus haut, paraissaient s’unir au ciel obscur les fumées sombres des cheminées en se fondant aux nuages bas.

Je m’approchai de la Fée verte. En bas de la rue du Vert Galant, donnant sur la place Danton, ce café concert offrait un accueil chaleureux et vivant fréquenté par des personnalités aussi atypiques que diverses.

On y rencontrait des musiciens ou encore des artistes peintres qui vous croquaient le portrait en deux minutes pour quelques sous ou un verre.

Sans conteste, c’était l’une des places les plus confortables et courues de la ville. Les gens appréciaient de s’y retrouver pour boire, discuter et chanter. On y faisait souvent de nouvelles rencontres. On bavardait, on riait jusqu’à la fermeture tardive.

J’y étais. À travers les larges vitres embuées, j’aperçus, Charles et Hubert posés sur leurs chaises bistrot, le verre à la main, bien au chaud près du grand poêle à charbon. Ces gaillards, un peu à l’écart de la foule, étaient assurément déjà en train de s’adonner à leur jeu favori : détailler de la tête aux pieds les nouveaux arrivants puis, les imaginer dans des situations toutes autant ridicules que farfelues. À grands coups de coudes ponctués de : « Regarde ! », ou encore de : « Celui-là ! », ils finissaient par pleurer de rire.

Projeter de parfaits inconnus dans un monde qu’ils inventaient les amusaient. Enrichir de détails sordides leurs histoires à mesure que la soirée avançait, voilà le genre d’exercice qui les ravissait depuis longtemps. Ils ne s’en lassaient toujours pas.

La marche et le froid avaient aiguisé mon désir de déguster quelques bonnes bolées de ce vin chaud dont Gilbert, le patron de l’estaminet, détient fièrement la recette.

Le secret de ce mélange, hérité de son père, repose sur un savant dosage d’herbes aromatiques au goût doux–amer largement arrosé de vin rouge qu’il laisse macérer longuement dans un sirop à base de sucre roux. Cette mixture, saupoudrée de cannelle, est finalement servie dans un large bol évasé, pour le plus grand plaisir des clients qui s’en délectent particulièrement en cette saison.

La salle était déjà bondée à cette heure. Je saluai mes amis en prenant place à leur table. Aussitôt Hubert s’adressa à moi :

— Tu en as mis du temps à venir. As-tu travaillé tard ?

— Non, exceptionnellement je suis resté au journal cet après-midi, j’ai pris de l’avance sur certains sujets. Cependant il m’est arrivé une histoire très bizarre.

— Quoi donc ? raconte.

— C’est compliqué, attends une seconde.

Gilbert, qui s’agitait derrière son comptoir, me fit un grand sourire accompagné d’un geste de la main. À la manière dont je lui rendis son salut il comprit que je souhaitai qu’il me serve une de ses bolées. Il acquiesça d’un pouce levé.

Je me tournais vers mes amis pour leur conter ma mésaventure, puis je concluais en leur disant :

— Ce qui est très troublant et que je n’explique pas, c’est que cette lettre indique que je dois démêler une mystérieuse affaire. Quelle est la personne impliquée dans cette histoire, l’homme qui m’a remis cette lettre, ou bien moi ?

Charles fit une grimace en se grattant la tête puis prit la parole :

— Julien, ne serais-tu pas en train de nous inventer une farce ? tu as croisé une demoiselle en route. Nous caches-tu quelque chose ?

— Mais non, tu sais bien que parfois je raconte des balivernes mais, là je t’assure, tout est véridique.

— As-tu une idée d’où nous pourrions voir cet homme ?

— Non, je sais seulement qu’il devait se rendre au presbytère et puis voilà. Il a rencontré cette femme ce matin vers la gare, elle lui a remis cette lettre. Hubert ajouta :

— Va rendre visite au curé, vite, ne perd pas de temps, demain si tu peux. Il pourra certainement t’éclairer.

— Tu as raison, je verrai ça plus tard.

— Julien, tu es un puits de science, une merveille, un cœur, un génie ! reprit Charles. Cette femme doit certainement te connaître, sinon, je ne vois pas pourquoi elle cherche à t’impliquer dans cette curieuse affaire.

— Je n’en sais rien. J’ai convenu d’un rendez-vous avec monsieur de Fondveaud. Il doit me conduire chez elle. Nous verrons bien.

— Allez, buvons un verre et parlons d’autre chose, proposa Charles.

Bientôt nous finîmes par rire aux éclats en écoutant Hubert nous raconter sa journée passée à enseigner l’histoire, la géographie et le français à quelques cancres qu’il a la charge d’éduquer et d’instruire. Son goût pour les blagues ne fait aucun doute pour qui le connaît un peu. C’est dans sa nature et rien n’y déroge.

Bien que la soirée battit son plein, Gilbert annonça d’une voix forte la fermeture proche. Nous bûmes nos verres puis, après avoir réglé notre dû, nous nous séparâmes.

J’étais presque arrivé devant ma porte quand je ressentis une vive douleur à la nuque comme si un éclair me traversait la tête. En une fraction de seconde, je me retrouvai à terre. Deux individus masqués et de noir vêtus, surgis de nulle part m’empêchaient de me relever à grands coups de pieds et de poings. Au bout de quelques secondes je ne sentis plus mon corps. Je ne pouvais plus bouger. Puis une voix menaçante chuchota distinctement tout près de mon oreille :

« Je te conseille de t’éloigner du baron. Ne cherche plus à le rencontrer ou tu vas avoir de sérieux problèmes. Laisse tomber cette affaire et reste tranquille. La prochaine fois nous ne te ferons pas de cadeau et serons beaucoup moins tendres. J’espère que tu as bien compris. »

À demi-conscient, j’étais sonné, incapable de faire le moindre geste. La rue devint tout à coup silencieuse. Je sortis à grand peine de ma torpeur essayant de lutter contre le froid qui gagnait progressivement mes muscles. Je ne pouvais dire combien de minutes ou d’heures étais-je resté allongé ainsi sur le pavé. Je me redressai et parvins à gagner mon appartement. Après m’être assuré d’avoir fermé la porte derrière moi, je tombai comme une masse sur mon lit et le sommeil finit par m’emporter malgré les menaces dont j’avais été victime et la tournure que prenait cette affaire.

 


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